Itinéraire d’une mère pour sortir du silence
Marie-Christiane Beaudoux
L’auteure, également psychothérapeute, s’interroge, rétrospectivement, sur son incapacité, en tant que mère, à avoir pu défendre sa fille victime d’abus et ostracisée. Pour trouver la racine d’une telle impuissance, elle revient sur les conditions de son enfance, les secrets d’une famille marquée par des drames de guerre, le silence, la honte, et l’inhibition émotionnelle. Elle décrit la mise en place d’une forme de dissociation dans la construction de sa personnalité d’enfant qui pressent et interprète le non-révélé à sa manière.
Dans un récit intime la thérapeute s’expose en tant que sujet d’observation, détaillant le travail intérieur de transformation qui mène à la libération.
Elle étend sa réflexion aux mécanismes d’aveuglement qui agissent au sein des conflits interpersonnels et colorent le rapport de l’ensemble de la société au corps, à la santé, et à l’ensemble du vivant.
Pour comprendre les différents éléments qui m’ont empêchée d’apporter toute la protection à ma fille lorsqu’elle révélera publiquement la violence subie, il me faut parcourir les différentes strates de l’enfance et de l’adolescence qui se sont combinées pour conduire à l’inhibition.
Extraits
Témoigner
Nous sommes un mercredi soir et comme souvent je me réjouis de passer un moment agréable devant l’émission La Grande Librairie. Ce soir, l’animateur reçoit Camille Kouchner pour son livre.
Dans l’évocation de l’auteure, une phrase fait écho en moi et me bouleverse : « en ne dénonçant pas, je me faisais complice… ». Au cours de son témoignage, l’écrivaine évoque longuement l’attitude de sa mère qui, lorsqu’elle est au courant du viol de son fils par son compagnon, s’enferme dans le déni pour protéger son couple.
Au cours de ma pratique de thérapeute, j’ai souvent été le témoin de la souffrance de personnes victimes d’abus, niées dans leur douleur, humiliées et anéanties une seconde fois par la banalisation, le déni, voire les accusations de leurs proches, particulièrement de la part de la mère dans les cas d’inceste. J’ai vu la victime, soudain, désignée comme coupable.
A la suite de cette soirée, il m’est apparu impératif de m’interroger sur mon propre positionnement face à la révélation par ma fille d’un abus de la part d’un adulte ami de la famille lorsqu’elle avait quatorze ans, pour comprendre comment on peut en arriver à ne pas dénoncer un acte condamnable. J’ai souhaité témoigner, depuis la place de la mère, des circonstances qui génèrent un tel comportement et, peut-être, contribuer à éclairer l’attitude d’autres proches de victimes, soumis eux aussi à la sidération.
En ne dénonçant pas haut et fort les actes dévastateurs et irresponsables de l’adulte, en n’emmenant pas ma fille le plus loin possible des prédateurs qui s’acharnaient sur elle, en me laissant clouer sur place par ce que je croyais être de l’impuissance, je me faisais complice.
Le récit d’une traversée et un message d’espoir.
Par mon témoignage je souhaite adresser à tous ceux qui cherchent à devenir plus ancrés dans leur humanité ‒ parents, englués dans les émotions qui les traversent, lors de la révélation de leur enfant, victime d’abus, des descendants porteurs de lourds sacs à dos hérités des générations précédentes, des êtres murés dans un silence figé suite à l’inconcevable, tous ceux qui souffrent et que je ne connais pas ‒ le récit d’une traversée et un message d’espoir.
La parole ou l’opinion de l’autre avait plus de poids que la mienne.
Peu à peu, je perdais définitivement mon axe. Au gré des rencontres, la parole ou l’opinion de l’autre avait plus de poids que la mienne. Je devins, peu à peu, sans vraiment m’en rendre compte, le sujet naïf idéal, prêt à tout pour se sentir exister, soumise à souhait pour peu qu’à travers des miettes de reconnaissance je puisse trouver un semblant de réconfort et de sécurité. Les racines de mon arbre de vie s’ancraient en des terres qui n’étaient pas les miennes.
«Il ne me voit pas, ne m’entend pas et ne me parle pas».
Dans ma descente à la rencontre du moi souffrant, l’image de mon père s’impose. Je le vois physiquement, plutôt bonhomme, doux et présent dans sa façon d’être, personnalité plutôt bienveillante et, pourtant, à son contact, je me sens transparente, ignorée, non reconnue dans ma spécificité. «Il ne me voit pas, ne m’entend pas et ne me parle pas». Lorsqu’il vient me chercher au pensionnat, pour les congés, nous passons une heure, assis dans la voiture, l’un à côté de l’autre, dans un silence pesant. J’amorce des sujets de conversation auxquels il répond de façon laconique: il est ailleurs… Je me vois essayer de l’atteindre, de l’intéresser, en vain… Je me sens non existante avec comme conséquence abattement et repli: «à quoi bon?». Mon père, durant mon enfance, est totalement parasité par un secret, qui le mine et qu’il ne partage avec personne, pas même avec sa femme et probablement non plus avec sa mère. Je mettrai plus de soixante ans avant d’en connaître la teneur, il faudra pour cela attendre la mort de ma mère. Cependant, l’enfant que je suis ne peut donner du sens à cette attitude qu’en se pensant indigne d’amour.
À partir de cette première relation, j’intègre le message que celle que je suis n’est pas intéressante et qu’il est plus sûr de tenter d’être fidèle à l’attente de l’autre pour être vue et appréciée. Je développerai une grande compétence dans ce domaine, laquelle me conduira toujours à la même impasse : l’exclusion tant redoutée et un sentiment de trahison.
Je choisis de ne pas choisir.
Lorsque ma fille me révèle l’abus dont elle a été victime, je suis toujours sous l’emprise de ce schéma de renoncement à moi-même pour être acceptée et mériter l’amour. Alors, la paralysie se remet en place. Je suis coincée entre la nécessité impérieuse de la soutenir dans son combat pour se faire respecter en tant que femme et se faire reconnaître dans le dommage subi, et ma peur des menaces prévisibles sur un équilibre de vie, ou plutôt de survie, que j’ai échafaudé à grand peine. Je choisis de ne pas choisir.
Sans en être consciente, je suis sous emprise, non tant de l’homme auquel je me soumets pour mériter son amour et sa reconnaissance, mais bien sous l’emprise de mémoires, d’autant plus actives qu’elles sont gardées secrètes.
Ce n’est que lorsque mon mari me quittera, grâce à la sensation de n’avoir, de toute façon, plus rien à perdre, que je pourrai enfin m’ouvrir à la détresse de ma fille, affronter mon père spirituel et commencer un long parcours de dévoilement progressif du réel.
Originalité
- le thème du vécu des parents d’enfants victimes d’abus
- le témoignage d’une auteure avec la double casquette de mère et de thérapeute
- la description détaillée du processus de libération des secrets traumatiques
- l’évocation de leurs conséquences sur les conduites d’aveuglement au sein de la société